Inventaire avant liquidation
Je propose ici la brève analyse de deux paradoxes belges.
La Flandre moderne est fille des guerres de religion qui conduisirent à la séparation des provinces méridionales des Pays-Bas en 1581. Dès son berceau, la Flandre nouvelle est ainsi marquée du double sceau de l’intrépidité espagnole et de l’inflexibilité catholique. Il n’est donc pas étonnant que le nationalisme flamand ait revêtu en guise d’armure les habits liturgiques du catholicisme. Au XIXe siècle, les curés de village qui patoisaient en chaire ont sauvé le flamand en même temps que la foi, laissant aux Wallons les secours de la religion socialiste.
Au siècle dernier, nombreux sont les catholiques flamands qui menèrent le combat libérateur. Les noms sont connus : le social abbé Daens, le pan-néerlandais pasteur Jan Derk Domela Nieuwenhuis Negara (sic), le fasciste abbé Gantois, le jésuite Van Isacker, Mgr Desmet, évêque de Bruges (caution catholique à l’épuration linguistique de Louvain en 1968), sans parler des organisations politiques et syndicales chrétiennes, comme la Christelijke Vlaamse Volksunie, ancêtre de la Volksunie dont l’explosion allait métastaser l’ensemble du corps politique flamand dans le dernier quart du XXe siècle.
Premier paradoxe : le mouvement flamand largue son pilier majeur
Voici le premier paradoxe : à mesure que son indépendance approche, la Flandre s’éloigne de Dieu, comme si elle voulait se défaire de sa chrysalide, se distancer de son tuteur. Comme les cyclistes se délestent des objets encombrants (bidon, biscuits…) à l’approche du sprint final, les Flamands de débarrassent de l’encombrante présence d’un catholicisme désormais inopérant dans un monde post-chrétien. L’émergence de la Flandre comme État rival au sein de la Belgique s’accompagne d’une rapide déliquescence de la Flandre comme pilier catholique de la même Belgique : les résultats électoraux déclinants du CVP puis du CD&V au profit de la laïque et pragmatique NVA en témoignent très concrètement.
En somme, l’idée belge, chère à Henri Pirenne et aux belgicistes, n’était en réalité qu’une certaine idée de la Flandre catholique et pastorale (la Wallonie étant décidément trop séculière et trop française). La modernisation et la laïcisation de la Flandre ne pouvaient que miner cet édifice factice et mener à l’écroulement du pilier belgo-flamand. Les attaques récurrentes contre Mgr Léonard, le très catholique archevêque wallon du dernier diocèse bilingue, ont sans doute beaucoup d’autres motifs (notamment linguistique) que l’éthique et la théologie…
La Belgique : l’apprentie sorcière du laboratoire de l’Europe
Voici le second paradoxe : à mesure que la Belgique se fantômatise, elle apparaît de plus en plus dans les contours impalpables de ce qu’elle a toujours été : une mauvaise idée. Ou plutôt une fausse bonne idée. Cette fausse bonne idée est celle de l’État plurinational et interculturel comme modèle de l’Europe. Longtemps, l’idéologie post-nationale qui sous-tend le projet paneuropéen nous a fait croire qu’il fallait regarder la Belgique comme la maison-témoin de l’entrepreneur européen. Et l’entrepreneur croyait tellement à l’exemplarité de son modèle qu’il y a établi ses quartiers. Maintenant, plus personne n’est dupe : le « laboratoire de l’Europe » est devenu un contre-modèle voire un repoussoir et les européistes assistent, impuissants et terrorisés, au lent et silencieux effondrement de leur maison-témoin.
La Belgique est la preuve a contrario que le matériau de base de la construction européenne, c’est la nation ; que les briques politiques de la maison européenne ce sont les nations constituées en États, unis par le ciment d’une même volonté de vivre ensemble. La fin de la Belgique est aussi la fin d’une certaine façon de faire l’Europe en laboratoire : le multiculturel et le plurinational montrent leurs prévisibles limites à l’intérieur même du pentagone bruxellois.
La chute du pilier catholique et l’implosion du laboratoire européen marquent la fin d’une certaine idée lotharingienne de la Belgique comme rempart de la foi et microcosme frontalier. Aujourd’hui, la Belgique doit assumer son destin de bulle spéculative : née d’un pari politique, elle aura tenu miraculeusement pendant sept générations. L’heure de vérité approche : un austère bilan comptable aura raison des dernières utopies mélangistes.
Qu’attendre de la Belgique ? Qu’elle meure dans la dignité.
Mais ces tristes constats sont aussi source de grande joie et promesse de paix future. En effet, la fin de la Belgique est l’occasion d’assainir l’atmosphère politique. Si les idées fausses conduisent à la guerre, les fausses bonnes idées (la Belgique, l’Europe post-nationale) aboutissent à des paradoxes ou mieux, à l’autodérision qui est la vanité des humbles ; ce sera notre modeste contribution à la paix du monde.
Qu’attendre encore de la Belgique? Qu’elle meure dans la dignité et que les peuples qui la composent réintègrent, d’une manière ou d’une autre, leur famille nationale (la France, les Pays-Bas). Qu’elle puisse enseigner aux générations futures la merveilleuse insolence des peuples qui résistent à l’histoire qu’on écrit à leur place.
Pierre-René Mélon, 2010