En introduction à cet article, voici les points communs entre les situations belge et tchécoslovaque (dans le scénario, la Slovaquie, quoique moins riche que la Tchéquie mais plus nationaliste, joue le rôle de la Flandre) :
- Demande de la Slovaquie de transformer la Tchécoslovaquie en une république tchéco-slovaque au fédéralisme poussé
- Tendance indépendantiste minoritaire en Slovaquie au moment des revendications mais mouvement slovaque organisé puissant (comme le Mouvement flamand)
- Blocage des institutions unitaires du pays
- Problème de minorités nationales (mais pas de conflits territoriaux comme en Belgique, quoique le statut de BHV et de la minorité flamande surreprésentée au Parlement et au gouvernement bruxellois pourrait être renégocié)
- Exacerbation du conflit via les médias
- Suite au conservatisme institutionnel des Tchèques, radicalisation nationaliste des Slovaques
- Ultimatum (commun) fixé au mois de septembre 1992 pour régler la Question tchécoslovaque : « A prendre ou à laisser »
- La suite ? Deux ans après la séparation, les deux nouveaux Etats voyaient leur croissance économique augmenter de 4% !
Evidemment, ni Prague ni Bratislava ne se trouvaient au milieu du pays. Aucune grande institution mondiale ou européenne n’y avait son siège. Ce qui simplifia la procédure de séparation de corps et de biens.
A la Belgique d’innover en la matière !
En décembre 1989, le VPN (note : parti slovaque antisoviétique qui continua à jouer un rôle après la chute du Mur un mois plus tôt) attira suffisamment de personnalités slovaques pour contrôler le gouvernement de la république (tchécoslovaque). Un juriste du nom de Vladimir Meciar (illustration : avec son homologue tchèque Vaclav Klaus) devint ainsi du jour au lendemain ministre de l’intérieur. Personnage massif à la silhouette de boxeur, il avait suivi ses études à Moscou et Bratislava. Il avait été exclu du parti Communiste en 1970 pour avoir critiqué l’invasion de 1968. Le VPN l’avait choisi pour son énergie et son esprit de décision.
Meciar, organisateur exceptionnel, prépara dès les premiers mois de 1990 les futures élections, tandis qu’émergeait un autre parti politique, le KDH, Krestanske Demokraticke Hnutie (Mouvement Chrétien Démocratique). Le KDH éclata rapidement en deux tendances, nationaliste et modérée. Un parti indépendantiste, le SNS, Slovenska Narodna Strana (Parti National Slovaque) vit le jour juste avant les élections de juin 1990.
L’émergence des revendications nationalistes se nourrit d’une revendication qui, vue de l’extérieur, pourrait paraître insolite ou dérisoire. Dès l’assemblée fédérale du 30 mars 1990, les Slovaques avaient proposé une motion pour insérer un tiret dans le nom du pays, Tchéco-Slovaquie, comme cela se pratiquait en 1918. Le rejet de la motion par la majorité des députés tchèques et quelques députés slovaques provoqua des manifestations de masse à Bratislava, et la revendication séparatiste s’exprima au grand jour. Le 20 avril, le parlement vota en faveur de l’appellation « République Fédérale Tchèque et Slovaque ».
Aux élections tchèques du 8-9 juin, le Forum Civique obtint la majorité des vois (53,2%). Aux élections slovaques, le VPN obtint 29,3% des suffrages, le KDH 19,2%, et le SNS 13,9%. Les anciens communistes furent rejetés.
D’après les résultats électoraux et les sondages, l’indépendantisme restait une revendication très minoritaire, et la fierté nationale des Slovaques aurait pu se satisfaire d’une solution fédérale et d’une reconnaissance de leurs droits par les Tchèques.
Meciar fut chargé de former le gouvernement slovaque, qui devait gouverner la Slovaquie jusqu’aux prochaines élections, prévues deux ans plus tard.
Les discussions s’engagèrent entre le gouvernement slovaque, le gouvernement tchèque, et le gouvernement fédéral. Les discussions furent âpres et il fut fait appel à des experts internationaux qui exprimaient des avis différents.
La première question portait sur la symétrie du partage des pouvoirs. Il existe des fédérations avec partage symétrique (USA, Allemagne, Autriche, Australie) et d’autres avec des partages asymétriques des pouvoirs (Canada, Belgique, Fédération russe). En cas de grandes différences de culture, de langue ou de religion, la recherche de la parité contient un risque de blocage des institutions, aggravé par les disparités de taille ou de population. Ce risque existait entre la Tchéquie industrielle et protestante, et la Slovaquie catholique, plus rurale, et deux fois moins peuplée.
D’autre part, pour arriver à une fédération équilibrée, il existait deux stratégies principales. La première était la dévolution : Elle consistait à augmenter l’étendue des prérogatives des unités fédérées, dans leur propre domaine. La seconde était la » consociation « . Elle consistait à permettre aux composantes de jouer un rôle de plus en plus important dans le processus de décision au niveau central. Des stratégies mixtes étaient envisageables, comme en Belgique, mais l’échec stratégique conduirait logiquement à un affaiblissement des liens entre les unités fédérées, pour aboutir à une solution sur le modèle du Commonwealth britannique ou de l’Union Européenne.
La troisième portait sur les minorités nationales. Sur une population totale de 16 millions d’individus, le pays comptait 7,5 millions de tchèques, 5,5 millions de slovaques, et 3 millions de moraves-silésiens. En Slovaquie même, on comptait 600 000 hongrois, 70 000 polonais, et 60 000 ukrainiens et ruthènes. Dans les deux républiques vivaient aussi plusieurs centaines de milliers de « Roms » (gitans), et subsistaient aussi 60 à 100 000 allemands, reliquat des 3 millions d’expulsés après la guerre,.
Des questions d’organisation pratique divisaient ceux qui considéraient que la rédaction de la nouvelle constitution Tchécoslovaque devait précéder la rédaction des constitutions des deux républiques, et ceux qui souhaitaient le contraire. Il fut convenu que Tchéquie et Slovaquie devraient entrer dans l’Union Européenne comme deux entités séparées. Le 1er janvier 1991, chaque république devint pleinement responsable de sa politique économique, et accédait au droit de nouer des relations diplomatiques spécifiques, parallèlement à la diplomatie fédérale.
Pendant les années 90 et 91, des manifestations et des rassemblements populaires furent organisées pour réclamer la souveraineté slovaque, en particulier par la vieille organisation culturelle Matica Slovenska (la Matrice slovaque), fondée en 1863, qui transcendait les frontières partisanes. Le parti nationaliste SNS popularisait lui aussi la perspective indépendantiste, mais ne réussit jamais à atteindre une réelle crédibilité.
Le nationalisme slovaque fut aussi attisé par la presse tchèque. Meciar était brocardé quotidiennement. Les moqueries et la condescendance envers les Slovaques étaient une tradition journalistique à Prague ; mais chez un peuple qui retrouvait sa dignité, elles étaient devenues insupportables. Le tchécoslovaquisme apparut aux Slovaques comme un paravent des prétentions tchèques. Les historiens slovaques stigmatisaient un passé de relations inégales. Les sociologues montraient que la revendication identitaire tchèque était valorisée à titre de patriotisme et de culture, alors que la revendication slovaque était rejetée à titre de particularisme, cléricalisme, fascisme. Les économistes montraient que l’indépendance, contrairement aux affirmations des officiels de Prague, permettrait de rééquilibrer les comptes de la Slovaquie et de résorber le chômage. L’intelligentsia tchécoslovaque traita ces appels par le mépris. Le fossé se creusait entre les deux nations sans que l’entourage de Vaclav Havel n’y accordât d’importance.
Le 23 avril 1991, Meciar fut écarté du présidium par un vote du parlement. Alors que Prague se réjouissait de sa chute, des manifestations de 50 000 personnes furent organisées pour le soutenir. Les sondages révélaient que 91% des Slovaques le considéraient comme » un garant du développement démocratique de la Slovaquie « .
Meciar créa son propre parti, le HZDS, Hnutie Za demokraticke Slovensko (Mouvement pour une Slovaquie Démocratique). Il prit position pour une confédération avec la République tchèque et adopta un ton résolument nationaliste, ce qui renforça sa popularité. Face à lui, les Tchèques restaient sur leur position fédéraliste, ce qui les faisait apparaître en Slovaquie comme des conservateurs sans audace et sans imagination, crispés sur leur pouvoir.
La diaspora, représentée par le Congrès Mondial Slovaque, appela en août 1991 à ne pas manquer une occasion historique d’accéder à la liberté et à la souveraineté étatique.
En septembre 1991, 30 000 personnes manifestaient à Bratislava pour un » État souverain « , alors que 3 000 personnes manifestaient pour un » État commun » avec les Tchèques.
Aux élections du 5-6 juin 1992, le HZDS de Vladimir Meciar obtint 74 sièges sur 150. Le SDL, parti de la Gauche démocratique composé d’anciens communistes convertis au nationalisme, obtint 29 sièges. Le KDH s’effondra à 18 sièges et le SDS plafonna à 15.
En République tchèque, Vaclav Klaus avait suivi une voie parallèle à celle de Meciar. Issu du Forum civique, il avait créé son propre parti, l’ODS, Obcanska democraticka Strana (Parti civique démocratique). Il obtint la majorité des sièges au parlement tchèque. Il voulait aller vite pour démocratiser le pays et le propulser dans une économie de marché.
Dès le 8 juin, les représentants de Meciar et ceux de Klaus se rencontrèrent. Le mois de septembre fut accepté comme la dernière échéance possible pour un accord constitutionnel entre les deux républiques. Ce pari sur le temps mit les deux partis devant la nécessité de s’accorder ou de se séparer définitivement.
Plusieurs incidents vinrent perturber les agendas. Au Parlement fédéral, les députés slovaques refusèrent de voter la réélection de Vaclav Havel, qui démissionna de la présidence tchécoslovaque. Le 17 juillet, le parlement slovaque proclama la souveraineté de la république. La confiance avait disparu et la discussion était devenue stérile. Les propositions de traités bilatéraux se perdaient dans d’interminables discussions. Le 25 novembre, le Parlement fédéral vota la dissolution de la Tchécoslovaquie.
Le 1er janvier 1993, la république slovaque indépendante voyait le jour. Meciar devenait Premier ministre. Michal Kovac était élu président de la République le 15 février 1993. Le paiement des pensions d’un État à l’autre, ainsi que la reconnaissance des diplômes fut assuré. La propriété de l’État tchécoslovaque fut partagée en proportion du poids démographique. Aucune dispute territoriale n’existait entre Tchèques et Slovaques. La monnaie commune ne vécut que quelques semaines.
Deux ans après la séparation, le produit national brut des deux républiques atteignait une croissance de 4%.
Sources :
A history of Slovakia. Stanislav J. Kirschbaum. ed St. Martin’s Griffin, New York, 1995
Czecho/slovakia. Eric Stein. The University of Michigan Press. 2000
Site Contreculture.org