Le mouvement wallon aura contribué, de toute évidence, à l’éclosion d’une certaine conscience collective, celle d’appartenir à un groupe humain de langue française. A cet égard, la Wallonie existe. Mais elle n’a pas donné vie à un sentiment national, ni même à un autonomisme radical. Ce qui s’est développé, c’est un régionalisme réformiste à l’intérieur du système belge. Pendant de longues décennies, les dirigeants wallons ont négocié des « petits arrangements entre amis » avec la machinerie institutionnelle belge. Ces marchandages avec le régime permirent de franchir l’étape d’un fédéralisme bancal qui n’eut pour effet que de fournir un habillage constitutionnel au statut minoritaire de la Wallonie. Les frontières interrégionales, fixées au détriment des Francophones dans la région de Fourons et autour de Bruxelles, suscitent aujourd’hui encore des tensions explosives. Les Wallons et les Bruxellois commirent une autre erreur : accepter que la Flandre installe sa capitale politique à Bruxelles, ce qui compliquait encore plus le casse-tête institutionnel belge.
Le mouvement wallon aurait dû se donner une stratégie plus déterminée lorsque les rapports de force lui étaient encore relativement favorables (en 1945, 1950 ou 1961…). S’il l’avait fait, il aurait acquis en temps utile des instruments autonomes de reconversion économique, dès le début des années noires de la désindustrialisation et non après l’apparition de ses effets ravageurs.
Depuis 1961, les dirigeants wallons ont à peu près exclusivement joué la carte belge. Ils en ont été pour leurs frais. S’ils n’ont pas obtenu les pouvoirs et les moyens nécessaires et s’ils n’ont pas été aux rendez-vous de tous les besoins de la population au moment voulu, c’est parce que la Wallonie ne possède pas toutes les dimensions d’une entité politique autonome.
Historiquement – et ceci compte plus qu’il n’y paraît pour le présent – la Wallonie ou plutôt ses diverses principautés ont toujours fait partie d’un espace politique plus vaste (Bourgogne, Saint-Empire Romain germanique, Espagne, Autriche, France, Pays-Bas et Belgique). Si elle a fini par former un sous-ensemble au sein de l’État belge, c’est par réaction de tardive et légitime défense contre les comportements majoritaires de la Flandre. Mais cette réaction n’alla jamais dans la direction qu’avait suivie le Mouvement flamand : la construction d’un fort sentiment national tel qu’on l’observe, non seulement en Flandre, mais en Ecosse ou en Catalogne. Si la Flandre s’est dressée contre l’Etat belge, c’est au nom d’une vocation stato-nationale et européiste. Elle a commencé à le faire dès le milieu du XIXe siècle par opposition à une Belgique francophone alors même qu’elle profitait des transferts financiers sud-nord. La Wallonie, elle, ne fut que rarement fâchée contre la Belgique et elle ne se fâcha pas longtemps : on s’en avisa en 1950 et en 1961. Dans la suite, elle ne manifesta que des mauvaises humeurs très passagères contre son père belge qui la protégeait trop peu, mais tout rentrait aussitôt dans l’ordre. Et cela d’autant plus que le régime des partis, grâce aux réformes successives de l’Etat, recevait tout de même des pouvoirs supplémentaires pour mieux entretenir son emprise sur un électorat reconnaissant.
A force d’adhérer à un « projet belge » qui n’existe que dans leur imagination, les élites wallonnes officielles n’ont pas été capables d’anticiper l’ascension du nationalisme flamand. En se ralliant à un prétendu « bon sens belge », elles n’ont pas vu – ou n’ont pas voulu voir – que la sorcellerie institutionnelle fédérale ne pourrait pas sauver la Belgique. De réformes en réformes, jamais abouties et toujours recommencées, on a additionné les inconvénients de l’ancienne centralisation et du fédéralisme centrifuge.
En regard d’un mouvement flamand fortement identitaire, les Wallons n’ont pas éprouvé d’insécurité culturelle, en raison de leur appartenance à la francophonie et de leur adossement à la France ; c’est pourquoi ils n’ont pas cherché à s’organiser à l’intérieur d’une forteresse. Les partis et les médias francophones ont pratiqué l’aveuglement volontaire : on a répandu une propagande rassurante, à savoir que l’État belge et son Roi réussiraient à opposer des contre-feux à la majorité flamande et donc à contenir ses abus de position dominante.
Les Wallons, et avec eux les Bruxellois, sont un exemple rare de population minoritaire qui a longtemps mis sa confiance dans un État qui ne la protège plus. Mais cette attitude se heurte aujourd’hui à la réalité : le moteur fédéral est enrayé pour de bon. Une partie significative de l’opinion publique francophone est désormais convaincue que l’échec de la Belgique est irréversible. Elle a commencé d’en faire son deuil. Elle veut penser à autre chose et se dit qu’il faudra bientôt choisir un autre destin.
Ceux-là mêmes qui en Wallonie éprouvent quelque admiration pour les talents de prestidigitateur de M. Di Rupo ne sont pas entièrement dupes : ils sont convaincus que la Flandre – jamais satisfaite, jamais repue – est déjà remontée sur son vieux cheval de bataille pour exiger de nouvelles et substantielles « avancées » vers l’autonomie, voire le confédéralisme.
Paul-Henry Gendebien, ancien député européen