De Renan à Braudel, la pensée française a précisé les concepts de nation, d’identité, de citoyenneté. Avec eux, on comprend mieux la fragilité de l’unité wallonne, l’absence d’un sentiment national wallon, et notre déficit d’adhésion aux institutions. Il y a certes un peuple wallon et une identité régionale, ténue mais incontestable. En revanche, pas de nation wallonne. La Wallonie est une collectivité territoriale subordonnée et non pas une véritable société politique aspirant à un rang de nation et a fortiori d’Etat nation. Sa fierté collective s’exprime difficilement et elle n’a pas conçu un projet mobilisateur et populaire pour contrer les effets de la désindustrialisation et de la mondialisation. Abandonnée jadis par l’Etat unitaire, tabassée par les crises successives, gérée à la petite semaine par un pouvoir trop souvent décevant, elle a fini par douter d’elle-même, de son nom, de ses potentialités.
Pas d’éléments fondateurs d’une nation
Il manque aussi à la Wallonie un événement majeur, historique, même mythique qui aurait pu s’imprimer dans la mémoire collective comme un socle fondateur. De toute façon, nos élites se sont détournées de notre histoire, sans rechercher une interprétation de notre passé wallon. On nous opposera qu’il y a le souvenir des journées libératrices de 1830. Ce n’est plus vrai : la Belgique officielle a étouffé leur commémoration ! Ce singulier déni montre que la Belgique ne peut même plus se regarder dans un miroir, révélant une négation de la Wallonie comme actrice de 1830 et comme actrice de l’Histoire en général. L’Etat belge n’aurait donc apporté aux Wallons qu’une nationalité illusoire masquant d’insurmontables malentendus et un déséquilibre permanent, au profit des Francophones d’abord, des Flamands ensuite.
Devenue simple entité administrative, la Belgique n’abrite plus qu’une seule nation sur son territoire : pas la nation belge, pas la nation wallonne mais bien la nation flamande, dont l’irrésistible ascension a porté un coup fatal à l’idéologie belgiciste. Se prévalant d’antécédents séculaires, l’identité flamande s’est organisée en contestation de la superstructure bourgeoise et francophone de l’Etat central. Le mouvement flamand justifiait son entreprise au nom d’un passé glorieux et au nom des intérêts sociaux et culturels du peuple.
Ils pensent qu’ils pourront rester Belges tout seuls
Le mouvement wallon, lui, n’est pas venu en premier lieu d’une volonté de reconnaissance mais d’un désir de faire barrage aux revendications flamandes. Il tenta d’instrumentaliser l’Etat encore largement francophone et d’en faire son allié contre la Flandre. C’est pourquoi il ne choisit jamais clairement sa voie à l’intérieur ou en dehors du système belge. Régionalistes plus qu’autonomistes, les Wallons négocièrent des compromis défensifs avec une Belgique vue tantôt comme une marâtre tantôt comme une protectrice alors qu’elle s’inféodait de plus en plus à sa majorité flamande. Ils refusaient – et les Bruxellois avec eux – de croire que la Flandre se préparait à larguer les amarres.
Aujourd’hui encore, ils pensent qu’ils pourront « rester Belges tout seuls », ce qui les dispenserait de se demander ce qu’ils sont vraiment. La vérité, c’est que la Wallonie ne pourra survivre indéfiniment dans un habit belge rapiécé qui n’arrête plus de se déchirer. Peinant sous le fardeau de l’immobilisme et de l’incertitude, il lui faudra bien s’engager dans un sursaut salutaire et choisir un destin. Le débat sur l’identité est donc nécessaire. D’abord pour restaurer une certaine fierté, légitime si elle n’est pas agressive et si elle relie au reste du monde. Tout peuple a besoin d’estime de soi. L’identité n’est pas obscène si elle ne repose pas sur le chauvinisme imbécile ou sur le nationalisme, purement imaginaire d’ailleurs en ce qui nous concerne.
Débattre de l’identité wallonne
Le débat devrait aussi permettre d’assumer toute la réalité de notre passé et de notre présent, leurs ombres comme leurs lumières. Interrogeons-nous ensemble : qui sommes-nous ? Quels sont les sens de notre histoire politique, sociale, artistique, industrielle ? Qu’avons-nous fait de notre autonomie régionale et de notre démocratie ? Quels liens avec Bruxelles, avec la France, avec la Francophonie ? Quel avenir pour nous devant le double défi de l’évaporation de la structure belge et de l’impasse du fédéralisme européen ? Nos réponses devraient permettre de rompre avec la résignation. La Wallonie n’est pas condamnée au malheur à perpétuité, si du moins elle se regarde en face et si elle sait mettre en œuvre les moyens nécessaires pour se relever. Et elle n’a nulle dette à rembourser à une Flandre soi-disant maltraitée autrefois. Ce n’est pas en coupable ou à reculons qu’elle doit affronter son avenir, mais en adulte.
Multiple et incomplète, l’identité wallonne existe en pointillé. Toujours elle fut la partie d’un ensemble plus vaste, ce qui pose question quand l’ensemble se désagrège. L’échec belge, à un moment ou à un autre, devrait nous conduire à nous réinsérer dans un autre ensemble sécurisant et solidaire, celui que représente la France paraissant l’issue la plus naturelle. Jules Destrée lui-même n’avait-il pas écrit que « la Wallonie est un morceau de France », ce que confirma le grand Congrès Wallon de Liège en 1945.
Notre avenir ? Wallon et Français !
L’identité wallonne s’épanouira dans la République, tout comme l’identité alsacienne ou bourguignonne a pu se marier avec la nationalité française. C’est la langue et la culture qui façonnent notre manière de penser, et donc notre identité, française en l’occurrence, même oubliée, même refoulée, cette appartenance est porteuse de valeurs démocratiques, républicaines, universalistes. Elle nous fournit une définition supplémentaire de nous-mêmes, une ressource, un recours.
Notre identité française précède et englobe sans la nier notre identité wallonne. C’est la langue française qui a rendu possible notre région. Elle est le trait d’union qui a rassemblé les Wallons sous un toit commun. Sans elle, pas de Wallonie au singulier. Et pas de France non plus comme le confirme, en son message subliminal, le film « Bienvenue chez les Ch’tis »…
Matrices et fondatrices de la Wallonie moderne, notre langue et notre culture induisent aussi notre connivence avec Bruxelles. Nous avons intérêt à faire savoir aux Bruxellois, aux Français, aux Européens, qui nous sommes et ce que nous voulons pour demain.
Devant une Europe qui se voudrait post-nationale et une mondialisation qui ne fait pas de cadeaux, les peuples ont besoin de se sentir « de quelque part » même si les frontières ne sont pas nécessairement aimables. En Wallonie, il nous faut une identité consciente de toutes ses dimensions, sereine, et fière, assortie d’un comportement responsable et digne de nos dirigeants.
Paul-Henry Gendebien