Les francophones doivent s’unir avant la prochaine crise
publié dans l’Écho du 28 mars 2019
Le récif électoral de mai 2019 est en vue et le bateau belge, à cette occasion, pourrait subir de nouvelles avaries. On ne peut plus se complaire dans un certain déni de la réalité. Reconnaissons-le : la « question nationale » posée par la Flandre est toujours présente et ne cessera pas de miner l’État. Malgré pas moins de six réformes constitutionnelles, la collectivité politique flamande n’a pas abandonné son sentiment de malaise à l’égard de la Belgique. Pas plus aujourd’hui qu’hier, elle n’a guère d’inclination pour elle. Elle continue pourtant de la dominer largement, au moins en ce qui concerne les institutions fédérales, accroissant son emprise sur celles-ci. La flamandisation de leurs directions instrumentalisées – au profit du Nord – l’armée, la police, la sûreté, la diplomatie, la poste, les chemins de fer, l’aéroport dit national, etc.
Ce processus de contrôle de l’État central s’est poursuivi sous les gouvernements Di Rupo et Michel. Il est reconnu par des observateurs objectifs. Il s’est même aggravé. Ainsi, sous Michel-Jambon, 90% des fonctionnaires fédéraux sont placés sous l’autorité de ministres néerlandophones… Si la Flandre s’est servie et se sert encore, c’est d’abord parce que cela répond à ses intérêts, en application de l’une des plus anciennes normes qui régissent le pouvoir politique ; mais c’est aussi parce que ses appétits ont été encouragés par la trop faible résistance des Wallons et des Bruxellois. Quelques exemples, parmi beaucoup d’autres, démontrent l’abaissement du poids francophone dans l’État : la question du survol aérien de Bruxelles, l’invraisemblable retard apporté à la réalisation du RER entre le Brabant wallon et la capitale, le viol des arrêts du Conseil d’Etat à propos de la nomination des bourgmestres de la périphérie, la réduction du nombre de médecins généralistes en Wallonie, etc.
Le mouvement flamand n’a jamais renoncé à son entreprise : désosser progressivement l’État belge. Il n’a pas échoué, bien au contraire. Il a parfois dû concéder quelques ralentissements dans sa marche en avant. Aujourd’hui, le voici qui feint de s’abriter derrière le concept ambigu du confédéralisme, présenté plus ou moins habilement aux Francophones comme un « fédéralisme avancé » alors qu’il n’est en vérité qu’un manteau de Noé jeté sur le séparatisme. En Flandre, dans les partis, dans la presse, dans les milieux patronaux et en particulier les PME, dans les universités, on compte beaucoup de monde pour penser que c’est désormais la Belgique elle-même qui coûte cher, trop cher, à la Flandre, et pas uniquement la Wallonie. Et que Bruxelles est décidément gérée comme un artefact féodal, brouillon, remarquable par ses dysfonctionnements. Même aux yeux des cercles flamands modérés, la Belgique fédérale et sa capitale sont ressenties comme des charges et des freins au développement harmonieux du pays flamand.
Au début des années 1980, le Premier Ministre Margareth Tatcher avait assis sa notoriété en informant l’Europe médusée de sa volonté de récupérer une partie de sa mise : « I want my money back ». Peu après, un certain M. Geens, Ministre président du gouvernement régional flamand, avait donné le ton : « Plus un franc flamand pour l’acier wallon ». Depuis lors, la volonté flamande de gérer elle-même sa fiscalité n’a cessé de s’affirmer. C’est là un des premiers objectifs inscrits à l’agenda de la N-VA. M. De Wever n’a-t-il pas proclamé que « la Flandre devait maîtriser ses dépenses, mais aussi ses recettes ? ». Nul doute que le premier parti flamand tentera, dès que possible, d’obtenir des satisfactions prometteuses dans ce domaine, et en particulier dans celui des impôts des sociétés.
De même, il s’agit de programmer la fin définitive des transferts financiers vers le Sud. Par-dessus tout, il faut favoriser la bonne santé et l’expansion des entreprises flamandes. On y parviendra en débarrassant celles-ci des entraves imposées – au niveau fédéral – par les partenaires gouvernementaux francophones jugés trop à gauche idéologiquement, voire gangrenés par la malgouvernance.
Ainsi la Flandre se prépare-t-elle à compter de plus en plus sur ses propres forces. Elle entretient le désir à peine secret d’amplifier son statut de « Région-Etat », étape nécessaire avant l’accession au rang d’ « Etat nation ». Celui-ci pourrait, croit-il, lui être bien utile si on assistait à une nouvelle crise financière majeure, à des attaques spéculatives contre la Belgique en cas de forte montée des taux d’intérêts et des déficits publics, et surtout dans l’hypothèse d’une insidieuse et fatale autodissolution de l’Union européenne, au moins dans ses formes et dimensions actuelles.
On en conviendra : les responsables économiques flamands s’inquiètent à l’avant-veille du scrutin de mai. Une instabilité gouvernementale prolongée se soldant par une coalition hétéroclite et impuissante leur serait insupportable. On pourrait alors assister à une jonction supplémentaire entre le pilier politique autonomiste et le monde des affaires, connivence fondée sur le constat commun de l’inefficacité de l’État belge ? C’est donc à tort que les élites francophones (partis, médias, intellectuels) ont espéré – au cours des dernières années – un apaisement du feu communautaire à la suite de la crise financière de 2008, puis à l’occasion de l’accession au pouvoir du Premier ministre Di Rupo, et enfin avec la constitution du gouvernement Michel-Jambon. Toutefois, l’apparente « modération » institutionnelle de la N-VA n’aura eu qu’un temps, comme il fallait s’y attendre. Elle n’était qu’un leurre destiné à gruger ceux qui voulaient être trompés dans l’espoir (peut-être honorable mais historiquement vain) de préserver la Belgique en l’état pour mille ans.
Bien entendu, s’il n’y a pas aujourd’hui en Flandre une majorité clairement avouée pour une sécession, il n’y en pas moins un courant dominant et actif en faveur de nouvelles « avancées » autonomistes. Qu’on ne se fasse pas d’illusions du côté francophone ! Une fois encore les électeurs flamands confirmeront leurs votes en direction d’une Flandre davantage maîtresse de son avenir et donc en direction d’une « évaporation de la Belgique » selon la formule chère à Karel De Gucht lorsqu’il était commissaire européen.
L’histoire contemporaine de ce petit pays a quelque chose de moliéresque : à force de découper, d’amputer le malade belge sous le prétexte de le guérir, on l’a rendu exsangue et fragile. Ainsi la longue et pacifique révolution flamande pourrait un jour avoir raison de l’Etat fédéral sans avoir tiré un seul coup de feu. Il ne s’agit plus vraiment d’un vieux ressentiment culturel collectif qui remonte au 19e siècle. Mais bien davantage d’une aspiration à parachever l’émancipation nationale dans une structure étatique. Les élites flamandes, moins romantiques qu’autrefois veulent ainsi – notamment – garantir la compétitivité des entreprises et la prospérité de six millions de concitoyens. En briguant la présidence de l’exécutif flamand, Bart De Wever espère donner un nouveau souffle à ce « grand dessein ». Par ailleurs, et dans l’immédiat, le mouvement flamand pourrait contourner l’obstacle de la non-révision de l’article 195 de la Constitution en régionalisant des compétences supplémentaires en matière de sécurité sociale et soins de santé qui ne nécessitent pas une modification de notre Charte fondamentale.
Ces perspectives devraient réveiller la vigilance et la réflexion des dirigeants wallons et bruxellois. Et cela d’autant plus que les échéances d’une réduction massive des transferts financiers Nord-Sud se rapprochent. Une nouvelle fois dans le cours répétitif de ce demi-siècle, les partis francophones vont être confrontés à quelques questions existentielles.
Quelles priorité donnent-ils à l’intérêt général au regard de leurs intérêts particuliers ?
Quelle est leur volonté de dessiner un destin digne de ce nom pour les populations qui leur font confiance jusqu’à présent ?
Quelle stratégie politique forte, à court mais aussi à long terme, sont-ils prêts à mettre en œuvre en face des ambitions du mouvement flamand telles qu’elles réapparaîtront à l’occasion du scrutin de mai ?
En clair, comment se préparent-ils aux négociations périlleuses qui s’annoncent ? La seule indignation morale devant les revendications de la Flandre militante n’est plus de mise et doit faire place à une véritable « Realpolitik ». Et pour commencer, ne serait-il pas opportun de renouer avec l’indispensable concertation francophone, au-delà des rivalités électorales quelque peu dérisoires alors même que sont en jeu les intérêts réels des Wallons et des Bruxellois.
Paul Henry Gendebien
ancien député européen