Une Europe qui se méfierait des nations ferait fausse route. Une France agrandie et renforcée par l’apport wallon et bruxellois ne devrait pas éveiller la suspicion des partisans de la construction européenne. Ce serait une erreur de considérer les nations et la France en particulier comme des rivales de l’Union alors qu’elles en sont les fondatrices et les accompagnatrices.
La réunion de la Wallonie et de Bruxelles à la France n’est pas un projet anti-européen. Il y a vingt ans, l’Europe s’est félicitée d’une réunification allemande qu’elle voyait aussi comme une consolidation du système européen. Demain, elle préférera une prise en charge de la Wallonie et de Bruxelles par la France plutôt qu’une multiplication d’États-confettis. Son intérêt n’est pas d’avoir affaire à des États sans forte colonne vertébrale et encore moins de se trouver en face de la menace d’un désordre politique incontrôlable.
Une « réunification française » vaudra mieux qu’une anarchie post-belge. L’Europe, surtout dans l’état où elle se trouve aujourd’hui, est-elle capable d’inventer de toutes pièces un statut de district fédéral à Bruxelles, juridiquement intenable et financièrement coûteux ? Il a été démontré que c’est une vue de l’esprit à l’heure présente. Quant à une entité wallo-bruxienne indépendante, elle serait problématique, elle aussi, aux yeux de l’Europe et entretiendrait une zone d’incertitude géopolitique entre la France et l’Allemagne.
L’Europe jouera-t-elle un rôle majeur dans le dénouement de la crise belge ? Certains observateurs affirment qu’elle ne permettra jamais le démembrement de la Belgique : ne surestiment-ils pas tout simplement son influence ? Sans doute est-on en droit d’attendre de l’Union ce qu’elle pourra donner. On sollicitera ses bons offices ou sa médiation et peut-être même son arbitrage pour un règlement du contentieux frontalier entre les successeurs de la Belgique. Mais au-delà de cette intervention, qui pourrait se révéler précieuse et salutaire, une question se pose : quels sont ses moyens politiques dès lors qu’elle n’est pas, par elle-même, un pouvoir cohérent et encore moins un État ? C’est un assemblage, non une puissance. Sa volonté et son autorité sont limitées. Et ses institutions ne sont pas renforcées par le prestige plus virtuel que réel des personnalités qui les incarnent actuellement : Lady Ashton et Messieurs Barroso et Van Rompuy. Maintenant déjà les discriminations et les épurations constatées à moins de dix kilomètres du siège de la Commission laissent l’Europe étrangement silencieuse – dans toutes les langues – et objectivement complice. C’est dire qu’il ne faut pas en attendre monts et merveilles, même en cas de divorce belge. Elle sera réduite à commenter l’événement plus qu’à le contrôler. Elle pourrait s’empêtrer dans les divergences d’intérêts qu’elle tentera difficilement de concilier. L’Espagne, menacée en permanence dans sa cohésion, n’aura pas de toute évidence la même approche que la France … Plus encore, des contradictions ne manqueront pas de se manifester entre certains principes ou valeurs auxquels l’Union est attachée. Ainsi le droit des peuples à l’autodétermination se heurterait-il à la règle de la stabilité des frontières.
Manquant de leadership et de confiance en soi, l’Europe n’aura pas toute la force ni tous les arguments nécessaires pour contrecarrer une scission belge et ensuite une réunification française. De quoi l’Europe pourrait-elle menacer la Belgique ? De quitter Bruxelles ? Il n’est pas sûr que cela refroidisse le zèle séparatiste d’une certaine Flandre. Quant au choix d’une autre implantation, quelles controverses ne susciterait-il pas entre les capitales des bientôt trente ou trente-cinq États membres ?
Il faut encore répondre à un autre discours souvent entendu : on veut parler de cette tarte à la crème d’une Belgique plurielle, miroir et laboratoire de l’Europe. Cette calembredaine en forme de belle mythologie, naïve et idéologique, a été montée par les élites belges post-nationales pour conjurer l’échec de la belgitude et du fédéralisme. Pauvre et malheureuse Europe si le prétendu modèle belge devait inspirer un fédéralisme continental applicable à une trentaine d’États et à 500 millions d’habitants ! Les européistes qui voudraient s’en réclamer pour tenter de ramener à la raison les nationalistes flamands risquent fort d’en être pour leurs frais. Ces mêmes européistes feraient mieux de s’interroger sur les défaillances de l’Union en matière de politique industrielle et de relance de l’emploi, sur sa croissance limitée, sur les délocalisations d’entreprises, sur la persistance en son sein des rivalités entre régions riches et régions pauvres, ou sur la crise de l’euro.
Il est encore une autre objection à laquelle il faut faire un sort. L’Europe, dit-on parfois, ne tolérera pas et n’autorisera jamais une partition de la Belgique au motif que celle-ci constituerait un dangereux précédent pour des États composites aux premiers rangs desquels figurent l’Espagne et dans une mesure moindre la Grande-Bretagne. Mais l’Europe pourra-t-elle aller plus loin que morigéner les Belges et leur recommander la sagesse ?
Si l’hypothèse d’une sécession écossaise n’est pas vraiment à l’ordre du jour, en revanche le risque d’une séparation de la Catalogne est moins invraisemblable. En tout, état de cause, ce serait faire preuve de condescendance à l’égard des Catalans et des Écossais que de laisser entendre qu’ils ont besoin de l’exemple flamand pour trouver des idées et pour revendiquer l’autonomie de leurs anciennes et fières nations…
A vrai dire, l’Europe ne serait pas perdante si une séparation civilisée pacifiait ces vieux voisins que sont les Wallons et les Flamands. On peut d’ailleurs présumer que le pragmatisme l’emportera lorsque les instances européennes seront confrontées à la phase ultime de la discorde belge. Si la France s’implique efficacement dans l’affaire belge, si la stabilité revient dans sa zone centrale et si son siège bruxellois est garanti, si accessoirement toutes les sessions de son Parlement ont lieu à Bruxelles, si en quelque sorte Paris lui tire l’épine hors du pied, alors l’Europe pourra se dire qu’elle a évité le pire et que la nouvelle configuration géopolitique n’est pas plus mauvaise que la précédente, au contraire.
Paul-Henry Gendebien